lundi 17 décembre 2007

Ike Turner mauvais génie

Disparition. Pygmalion et tyran de Tina, figure de la scène américaine, il est mort mercredi à 76 ans.
GILLES RENAULT
QUOTIDIEN : vendredi 14 décembre 2007

Apparu à une époque où les tests ADN ne permettaient pas encore de trancher, il faisait partie de ceux à qui l’on allait attribuer ultérieurement la paternité du rock. Comme Roy Brown, le boxeur mélomane et son Good Rockin’ Tonight de 1947 - qui fera ensuite les affaires de Wynonie Harris et, surtout, d’Elvis Presley. Ou, quatre ans plus tard, les Dominoes et leur 60 Minute Man. Son acte de naissance à lui s’intitula Rocket 88, enregistré en 1951 au Sun studio de Memphis avec son groupe d’alors, les Kings of Rhythm.
Prison. L’air était chanté par le saxophoniste Jackie Brenston, mais c’est le nom d’Ike Turner qui passera à la postérité. D’ailleurs, en 1991, le Rock and Roll Hall of Fame (Cleveland, Ohio), après une intense cogitation, décréta que oui, Rocket 88 - ode à une rutilante Oldsmobile et n° 1 du classement rhythm’n’blues de l’époque - était bien la pierre de Rosette du rock.
Une belle cérémonie fut même organisée pour fêter l’événement. Manque de bol, le récipiendaire était alors en prison, pour détention et consommation de cocaïne, et c’est sa fille qui assura le protocole.
Izear Luster Turner est né le 5 novembre 1931 à Clarksdale, dans le Mississipi. Musicien autodidacte, il accompagne d’abord au piano les bluesmen Robert Nighthawk et Sonny Boy Williamson et fait le DJ sur une station radio locale.
Les Kings of Rhythm se sont à peine fait une place au soleil qu’Ike Turner croise une certaine Annie Mae Bullock à Saint Louis, Missouri. Annie et sa sœur aînée Alline vivotent dans les clubs de la ville. La première a déjà offert ses services à Ike, qui l’a éconduite. Un soir cependant, le batteur du groupe tend le micro à Alline, qui décline l’invitation ; aussitôt, Annie s’en empare… pour longtemps. Ike et celle qui deviendra Tina Turner ne formeront désormais plus qu’un, à la ville, où ils vont convoler (en 1958 ? 1962 ? les sources divergent), à la scène et en studio, où ils signent leur premier enregistrement conjoint en 1960.
La suite est légendaire, constellation de standards qui, de River Deep, Mountain High à Proud Mary, de A Fool in Love à Nutbush City Limits, verra The Ike and Tina Turner Revue - acoquinée, dès 1966, au légendaire producteur et futur meurtrier Phil Spector - parader au sommet de la scène r’n b’. On connaîtra aussi l’envers du décor, mais plus tard, après que Tina se sera fait la belle, en 1976. Une fois à l’abri, la chanteuse relate en détail l’enfer vécu avec ce Pygmalion qui, musicien doué (excellent guitariste), sera parallèlement un fieffé tourmenteur : humiliations, adultère, séquestration, roustes carabinées (côtes et mâchoire fracturées)…
Parangon de l’infamie, Ike Turner s’efface de l’actualité artistique à mesure que son casier judiciaire croule sous les chefs d’inculpation : drogue, alcool, port d’arme, trafics plus ou moins minables, jusqu’en prison. «Bonbons, cigarettes et café : j’achetais, puis revendais le double, cela m’a permis de gagner 500 dollars par jour, 13 000 en sept mois», nous confiait-il.
Mauvaise foi. Musicalement, il tente quelques vagues come-back foireux, qui ne lui permettent jamais de redresser la barre. A la fin des années 90, on croise un homme agité qui, à l’occasion d’un passage parisien en semi-catimini, assure n’avoir «aucun regret» et refait l’histoire sans réels états d’âme : «Ike et Tina, ça n’était que moi. Pas une idée ne venait d’elle. Je lui ai appris à chanter, à danser. J’aurais pu faire la même chose avec n’importe qui d’autre et tout ce qu’elle a raconté au sujet de notre relation était un tissu de mensonges. De toute façon, je n’ai jamais tué personne, alors qu’on me juge sur ma musique, un point c’est tout.»
Ailleurs dans l’entretien, il assurait le plus sérieusement du monde considérer le rap avec une extrême défiance, au motif qu’il lui était «impossible de cautionner une musique qui traite les femmes de salopes et magnifie la violence et la drogue».
Ike Turner avait beau cachetonner dans des festivals où l’on célébrait la grande saga du rock’n’roll, ou adresser quelques balises discographiques (un Live in Montreux en 2002, Risin’with the Blues, qui lui avait valu cette année-là un Grammy Award), plus grand monde ne s’en souciait.
Pourtant, avec probablement plus de mauvaise foi que de manque de lucidité, lui jurait vouloir «continuer d’avancer». Ce qu’il fit, dans l’ombre de sa grandeur passée, jusqu’à mercredi, où son chemin tortueux s’est arrêté, «paisiblement» selon son manager, à San Marcos, Californie. Le porte-parole de Tina Turner a précisé qu’elle était «au courant», mais ne ferait pas de commentaire.

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